Ce matin, la brume est encore épaisse et bien pesante lorsque je quitte ma case.
Traversant le jardin je mouille mes sandales aux grosses gouttes récalcitrantes encore
accrochées aux hautes herbes de la brousse. Dans la salle à manger je rejoins les autres
visiteurs, il y a un photographe italien et un anglais. Nous ne sommes que trois.
Depuis les derniers attentats visant les touristes américains il y a de moins en
moins de touristes volontaires pour s'enfoncer dans cette jungle si proche du Zaïre
et du Rwanda. Le petit déjeuner est copieux. Au moment du café nous faisons la connaissance
de notre guide, il est assez jeune et parle parfaitement anglais. Il s'assure que nous ne
sommes pas malades (pour éviter la contamination des animaux) et nous répète les usages en
cours dans le parc. Nous devons être préparés à marcher longtemps, en silence et certainement
hors sentier. En présence des animaux, nous devrons rester immobiles, tête basse et toujours
à plus de 5 mètres. En aucun cas il ne faudra croiser le regard des mâles.
Dehors le puissant soleil commence à percer et la brume se disloque rapidement. Autour d'une
table et de quelques tasses de thé, sont déjà regroupés les autres employés du parc qui vont
nous accompagner. Il y a un pisteur et une escorte de 6 militaires armés. La famille de gorilles
que nous allons tenter de rencontrer vit sur les flancs d'un volcan que se partagent les trois pays.
Les animaux sont mobiles, les bandits aussi, l'escorte est là pour nous protéger des mauvaises
rencontres. Le pisteur nous assure que nous avons de la chance, les gorilles ne devraient pas
être loin. Dans sa sacoche, le guide qui est aussi vétérinaire, transporte entre autres une
paire de jumelles, un capteur GPS et un poste de radio émetteur.
Lorsque nous partons enfin, le ciel est totalement dégagé, l'herbe est encore humide et il ne
fait toujours pas chaud. La première heure de marche facile se fait sur un terrain agricole
bien dégagé. La terre est rouge, l'herbe de plus en plus sèche, couleur paille. Au loin la
jungle parait bien sombre. Le guide marche à nos cotés, nous décrivant la faune et la flore
locale, hélas mes connaissances en anglais ne me permettent pas de trouver d'équivalent français.
A l'orée du bois, le guide contrôle son GPS, note l'heure sur son calepin et demande au pisteur
de passer devant. Les 6 soldats sont à une centaine de mètres en retrait derrière nous.
Une vingtaine de minutes plus tard, le pisteur nous fait brusquement signe de nous taire et
demande au groupe de se resserrer. Il a repéré une trace, en fait une tige de bambou brisée
là où il n'y a aucune pousse. Le guide sort une fois de plus son GPS et son calepin. Le pisteur
dégaine sa machette et nous quittons la piste. En quelques minutes nous arrivons en lisière
d'une minuscule clairière. Il nous fait signe de nous accroupir et de faire silence. Lui au
contraire se redresse et commence à pouffer, tousser, crier, et même à parler, comme pour ce
faire connaître. Le guide nous montre dans deux arbres en bordure de la clairière deux énormes
singes sombres et obèses, immobiles et très bien dissimulés, ce sont deux femelles.
La clairière est tapissée d'une épaisse couche d'herbe exceptionnellement jaune.
En la parcourrant rapidement du regard, j'y remarque une légère animation, à quelques
centimètres d'une jeune pousse de bambou. A ce moment, une main noire démesurée surgit des
herbes, suivie d'un avant-bras puissant et velu. D'un geste simple et rapide, la main agrippe
la jeune pousse, la brise et disparaît dans l'épais tapis d'herbe. Tout le monde retient son
souffle, surtout moi et mes deux collègues touristes. Brusquement alors le centre de la clairière
s'ébroue et surgit enfin une tête énorme, massive et robuste. De son regard perçant, l'animal
jette un coup d'œil rapide à tous ses visiteurs, puis disparaît à nouveau dans les herbes.
Le pisteur recommence ses cris. De sa machette il abat d'autres jeunes pousses, et les jette
au milieu de la clairière. Lentement alors, très lentement, le mâle relève la tête et se redresse
complètement, en appui sur ses quatre mains. Il est incroyablement velu des bras et des jambes,
mais son dos n'est couvert que d'une mince couche de poil argentée, c'est pourquoi on appelle les
mâles silver back, dos argenté. Ses pattes arrière sont courtes et cambrées, ses bars longs et
puissants. Ainsi, à quatre pattes, il doit faire ma taille. Il a une tige de bambou dans la gueule
et d'autres dans une main. Le guide nous fait alors signe de nous lever, surtout moi le plus petit,
mais demande à l'Anglais, très grand, de rester parmi les arbres. Je me mets debout mais ose à
peine bouger. Ainsi sur mes deux pattes, je peux mieux apprécier la situation. Allongée à coté
du mâle, sa femelle s'amuse avec un tout jeune qui grignote quelques pousses. Les deux femelles
postées dans les arbres, rassurées de voir le mâle s'imposer, redressent un peu la tête et nous
lancent quelques regards furtifs. Le tout-petit ne nous a pas encore remarqués.
Par convention nous n'avons droit qu'à une heure en présence des animaux, mais même si tout
devait se terminer maintenant, j'en serais complètement satisfait. Le silver back s'est rassit
et termine sa pitance, à son coté, sa femelle joue avec son petit. Mais cela ne doit pas convenir,
le puissant mâle se redresse complètement sur ses deux pattes arrières. D'un rapide coup d'œil il
embrase son public et de ses deux poings fermés frappe violemment sa poitrine imberbe à plusieurs
reprises.
- Papapan ! Papapan ! Papapan !
Nonchalamment, les autres animaux se redressent, descendent des arbres,
et, à la suite du mâle, quittent la clairière. Le guide termine de noter deux ou trois choses dans
son cahier, l'Anglais et les soldats sortent du bois. D'un sourire complice nous nous félicitons
les uns les autres. Seul le photographe italien a eu l'idée de dégainer son appareil, c'est normal,
il est là pour ça. La veille, dans une autre forêt, il a pisté en vain pendant 6 heures.
Machette en main, le pisteur reprend la traque, nous le suivons. Dans le sous-bois, tout proche
d'une zone d'herbes couchées, à coté d'un fagot de bambous déchiquetés, le pisteur me fait le
signe de quelqu'un qui dort. La puissante odeur presque suffocante qui s'en dégage dans la
chaleur du soleil déjà bien haut ne laisse aucun doute. Après à peine quelques dizaines de mètres,
le pisteur se remet à parler et à crier. Par réflexe nous nous baissons alors, mais c'est inutile.
Nous sommes en bordure d'une clairière, plus vaste que la précédente, où la famille complète
semble nous attendre. Il y deux mâles, leurs trois femelles, quatre jeunes et deux petits.
Le nouveau silver back est beaucoup plus gros, puissant, mais aussi plus vieux. Toute la famille
est assise ou allongée dans l'herbe. Le pisteur nous dégage à coups de machettes la place à 5
mètres du groupe. Le guide ausculte les animaux aux jumelles, une femelle a perdu un doigt,
la guérison semble en bonne voie, une autre c'est la main tout entière qu'elle a laissée dans
un piège, mais il y a bien longtemps déjà. Nos appareils photos s'excitent, les militaires
s'amusent de voir les animaux pratiquement poser pour nous. Chaque animal est connu par son
petit nom, le guide a le temps de tout noter.
On ne doit pas croiser le regard des mâles, mais c'est très difficile, ils ont parfois le
regard si perçant, si inquisiteur et questionneur, presque humain, que parfois je me demande
s'ils ne voulaient pas parler. Les femelles jouent avec leurs enfants qu'elles balancent à bout
de bras. C'est comme s'il l'on assistait à une scène de famille chez des voisins un peu différents.
Dégringolant du ventre rebondi de sa mère, un petit m'a repéré et se dirige maladroitement vers moi
debout sur ses deux pattes arrières. Je dois rester à 5 mètres des bêtes, mais lui ne le sait pas.
Le père se redresse brusquement, le regarde avancer, me regarde me baisser. Ma petite taille doit
le rassurer. A trois mètres de moi le petit disparaît, enlevé lestement par le bras agile de la
mère venue récupérer son fils. La scène amuse tout le monde qui démarre un fou rire. C'est le
signal du départ, une heure pas plus avec les gorilles. Les animaux nous regardent à peine
rebrousser chemin.
En moins d'une heure nous nous retrouvons à l'auberge. Il est midi le soleil est presque à
mon maximum, de sombres nuages de pluie montent de la plaine. Il nous faut encore trois heures
de descente à pied avant de rejoindre le goudron, il ne faut pas traîner. Nous offrons à boire
aux soldats qui refusent et disparaissent. Le guide et le pisteur acceptent de bon cœur mais
nous conseillent de partir vite, l'orage va être violent. Deux heures de marche plus loin,
un pick-up Toyota nous offre trois places et nous quittons le parc, juste avant la pluie.